Monday, July 03, 2006

Une nouvelle race de philanthropes

Le monde, par Sylvie Kauffmann

A l'heure des patrons cupides et sans vergogne abondamment décriés des deux côtés de l'Atlantique, deux nouvelles venues des Etats-Unis éclairent d'un jour plus plaisant une autre facette du capitalisme. En l'espace de deux semaines, les deux hommes les plus riches du monde, tous deux Américains, ont annoncé qu'ils allaient consacrer l'un son temps, l'autre sa fortune à la cause de la réduction de la pauvreté sur la planète.
A 50 ans, Bill Gates, fondateur de Microsoft, qui a déjà donné, depuis 1999, un peu plus de 30 milliards de dollars à la fondation caritative qu'il a créée avec sa femme Melinda, a fait part, le 15 juin, de son intention de se retirer, d'ici deux ans, de la gestion de son entreprise pour pouvoir s'occuper à plein temps de la fondation.

Le 25 juin, Warren Buffett, 75 ans, le financier d'Omaha (Nebraska) qui transforme en or le moindre investissement, a annoncé à son tour qu'il donnait 85 % de sa fortune, soit 31 milliards de dollars, à la Fondation Bill et Melinda Gates. Dans la grande tradition américaine de la méritocratie, M. Buffett ne souhaite pas léguer ses colossales richesses à ses trois enfants, en dehors de leurs propres fondations caritatives, auxquelles il donnera 6 milliards de dollars : il n'a guère "d'enthousiasme, a-t-il expliqué au magazine Fortune, pour les fortunes dynastiques, surtout lorsque l'alternative est d'en faire profiter six milliards d'individus". Une philosophie à l'opposé de celle des grandes familles françaises.

Au-delà de chiffres qui battent tous les records de l'histoire de la philanthropie, les initiatives de Bill Gates et de Warren Buffett, deux self-made-men, sont révélatrices de l'évolution à la fois du capitalisme et de l'économie du don. Aux Etats-Unis, l'histoire de la philanthropie a été marquée par de grands noms comme Rockefeller, Carnegie ou Morgan, capitaines d'industrie et banquiers qui, dès la fin du XIXe siècle, ont, par leurs dons, largement contribué au développement de l'éducation, des arts et de la recherche.

Plus politique, le financier George Soros, dans les années 1980 et 1990, a choisi, lui, d'oeuvrer pour préparer l'avènement de la démocratie dans les pays communistes par l'intermédiaire de son Open Society Institute, qui continue de nourrir de multiples projets, quinze ans après l'effondrement de l'URSS. M. Soros finance aussi, aux Etats-Unis, des programmes sur la drogue et les prisons.

Le boom d'Internet, dans les années 1990, et l'éclosion de fortunes amassées en quelques mois de la Silicon Valley à Wall Street ont relancé la tradition philanthropique américaine, encouragée par une fiscalité incitative : nombre de ces millionnaires de 25 ans ont été rapidement convaincus par leurs aînés de suivre l'exemple de William Hewlett et de David Packard et de céder une partie de leurs bénéfices astronomiques à des causes sociales. On a d'ailleurs beaucoup reproché à Bill Gates lui-même, à cette époque, de traîner les pieds pour suivre le mouvement. Il s'est largement rattrapé depuis, notamment sous l'influence de sa femme, et finance aujourd'hui d'énormes projets éducatifs et de santé à travers le monde.

Le secteur de la finance n'est pas en reste : outre Warren Buffett, Sandy Weill, le légendaire patron de Citigroup, vient également d'annoncer qu'il ferait don de sa fortune - modeste, au regard de celle de M. Buffett : 1,4 milliard de dollars - avant sa mort. "Les linceuls n'ont pas de poches", a expliqué sa femme.

Ces généreux capitalistes ont, du XIXe au XXIe siècle, autre chose en commun : philanthrope ne veut pas dire naïf, et, en affaires, ces hommes-là sont impitoyables. Ce n'est pas par hasard que les Rockefeller et autres Carnegie sont passés à la postérité sous le nom de robber barons ("barons voleurs"). George Soros est généralement gratifié de l'épithète de "spéculateur" avant qu'on ne lui accole celle de philanthrope. Le jour même où il recevait le don de son ami Warren Buffett, Bill Gates attendait le verdict de la Commission de Bruxelles, qui menace Microsoft de lourdes amendes pour violation de la réglementation antitrust. Bill et Melinda Gates travaillent étroitement aujourd'hui, sous leur casquette de philanthropes, avec un dénommé Joel Klein, patron du système scolaire public de New York, que la Fondation Gates tente d'améliorer. Dans une autre vie, Joel Klein fut le procureur fédéral qui s'acharna contre Microsoft pour abus de position dominante sur le marché américain.

LA FONDATION GATES

Warren Buffett, lui, apporte une autre innovation à la philanthropie. A la surprise générale, le "sage d'Omaha" ne crée pas de fondation à son nom pour glorifier son image, n'impose pas de projets personnalisés pour perpétuer son oeuvre.

Fidèle au mode de fonctionnement qui lui a si bien réussi, Warren Buffett vise l'efficacité et choisit donc de donner sa fortune à une structure qu'il sait gérée au plus près : la Fondation Gates. "J'ai quelque espoir, a-t-il confié à Fortune, que mon geste encourage d'autres gens très riches songeant à la philanthropie à décider qu'ils ne sont pas obligés de créer leur propre fondation et à chercher autour d'eux ce qui marche bien, où leur argent puisse être bien utilisé." C'est l'ère de la philanthropie désintéressée, une "philanthropie révolutionnaire", dit le Wall Street Journal.

La tendance était déjà visible chez les jeunes capitalistes de la high-tech, qui préféraient allouer leurs dons à des projets précis, avec obligation de résultats, plutôt que de les verser aveuglément à des structures publiques où ils risquaient de se perdre en dépenses bureaucratiques. La Fondation Gates, qui n'emploie que 241 salariés, tente de contourner le danger bureaucratique en restant la plus légère possible. En 2005, la Fondation Rockefeller a dispensé 110,5 millions de dollars de dons et dépensé 30,5 millions en coûts de fonctionnement, soit 27 %. La Fondation Gates, elle, a alloué 1,3 milliard de dollars de dons et consacré 42 millions seulement aux dépenses administratives. C'est ce qui a séduit Warren Buffett.

Ce mode de gestion de la philanthropie est-il durable ? C'est évidemment ce qui fait la différence avec l'aide publique, qui, si elle reste d'un volume globalement supérieur (le budget de la Banque mondiale dépasse, par exemple, 200 milliards de dollars), voit souvent son efficacité contestée. Au moment où les Américains sont de plus en plus enclins à donner - 260 milliards de dollars en 2005, soit 6 % de plus que l'année précédente -, l'enjeu est de taille.

Madeleine Albright, ancien chef de la diplomatie de Bill Clinton, a fait remarquer que le don de Warren Buffett dépassait largement à lui seul le montant de l'aide publique américaine pour l'humanitaire et le développement, que le Congrès cherche à réduire. De manière éclatante, Bill Gates et Warren Buffett montrent, eux, qu'une autre voie américaine est possible.

Sylvie Kauffmann
Article paru dans l'édition du 01.07.0

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